G-0C9MFWP390 Le Carnet de Joe Legloseur

vendredi 20 juin 2025

Piano


 Alfred Brendel est mort le 17 juin. Je lis la nécro. Quand il était petit garçon, nous dit-on, il entendait Hitler et Goebbels à la radio. « Cela m’a formé définitivement, avait-il confié au journal le Monde en 1993. Je me méfie de tous ceux qui croient détenir la vérité. » Et aussi ceci, qui nous rend le grand pianiste éminemment sympathique : « Tout chauvinisme me fait horreur. Je suis ravi d’avoir vécu comme j’ai vécu : sans patrie. » Pour en revenir à l'essentiel, je note ceci qui décrit parfaitement l’effet que produisent sur moi ses enregistrements : « J’ai toujours joué les œuvres avec lesquelles j’avais l’impression que l’on pouvait passer une vie. Celles qui émettent sans cesse une nouvelle énergie. Qui vous rajeunissent. » Une crème antirides pour l'âme. 

jeudi 19 juin 2025

PROMENADE

 

Nous marchons le long de la plage

tout est comme dans un film de bord de mer

la mer bleue scintille sous un soleil éclatant

les filles en maillot de bain sont jolies

les promeneurs âgés ont l’air de friqués

et tout là-haut sur la falaise

on peut voir d’immenses villas modernistes

comme des bunkers dominant la mer

cette société est entièrement organisée

autour des ultra-riches

pour qu’ils fassent fructifier le mieux possible

leur capital

et que les autres

ceux qui les enrichissent

acceptent docilement cette situation

outrageusement inégalitaire

solidement installée

qui perdurera probablement

jusqu’à la fin

mercredi 18 juin 2025

Sur Nabokov

 


A la fin d’un article consacré à Nabokov, Martin Amis écrit : « L’essence nabokovienne est d’une instabilité miraculeusement fertile : sans crier gare, les mots se détachent du quotidien et s’élancent comme des fusées dans un ciel nocturne, illuminant des verstes* cachées de désir et de terreur. * Il s’agit d’une unité de distance ancienne utilisée notamment en Russie.

Pour illustrer son propos, Amis cite un passage de Lolita qui se passe de commentaires. « Nous  connûmes les divers types de revendeur de voiture, le criminel réformé, le professeur à la retraite et l’entrepreneur qui rate tout, chez les hommes ; et, chez les femmes, la maternelle, celle qui joue à la grande dame et toutes les variations de matrones. Parfois, les trains hurlaient dans la nuit monstrueusement chaude et humide avec un écho déchirant et sinistre, mélangeant pouvoir et hystérie dans un cri désespéré. »

mardi 17 juin 2025

Dialogue

 

— La manière que tu as de te précipiter dans ton fauteuil dès que tu en as l’occasion pour te plonger dans ton livre a quelque chose de désobligeant.

— Les discours qui prétendent encourager la lecture sont des faux semblants. Les lecteurs ont toujours dû se cacher pour s’adonner à leur plaisir.

 — Pourrais-tu me dire ce qu’il y a de si captivant dans ce que tu lis en ce moment ?

— Je ne suis pas critique littéraire mais je peux te lire un passage de ce roman de Nabokov. Nous sommes près de la fin. Le narrateur a reçu un télégramme lui annonçant que Sebastian Knight est sur le point de mourir. Il s’est précipité dans un train pour se rendre sur place, à la campagne. Extrait : « Parmi les nuages beige, il y en avait un couleur chair, et, dans le solitude tragique des champs dénudés, les plaques de neige en dégel se coloraient d’un rose mat. Une route surgit et glissa durant une minute le long du train, et juste avant qu’elle ne disparût à un tournant, on vit un homme à bicyclette y zigzaguer parmi la neige et la fange et les flaques. Où allait-il ? Qui était-il ? Personne ne le saura jamais. »

— Et ?

— Quand je tombe sur un passage comme celui-ci, j’imagine Nabokov peaufinant sa description sur l’une de ses fameuses fiches jusqu’à obtenir la clarté et la précision souhaitée. Je précise que ce trajet en train est présenté par le narrateur comme particulièrement pénible, le wagon est bondé, les voyageurs sentent mauvais et il craint d’arriver trop tard à destination.

— Et si nous instaurions un nouveau rituel. Tu me lirais de temps en temps un passage que tu as particulièrement apprécié.

— Validé.

lundi 16 juin 2025

L’ALGORITHME

 

Sur mon téléphone

le moteur de recherche

me proposait divers liens

beaucoup d’entre eux

traitaient de sujets qui m’intéressent

plus ou moins

les consulter devenait une (mauvaise) habitude

l’algorithme m’avait piégé

j’étais enfermé dans sa boucle

l’addiction abrutissante me guettait

mais soudain

sans raison apparente

cela a changé

je me retrouve maintenant

avec des liens

qui ne me donnent pas du tout envie

de cliquer pour en savoir plus

ce qui libère du temps

pour finir de lire

La vraie vie de Sebastian Knight

samedi 14 juin 2025

Reportage


Lecture intéressante d’un article de Martin Amis paru en 2016 qu’on peut trouver dans un recueil intitulé  La Friction du temps. Dans ce reportage consacré à la campagne électorale menée par celui qui venait de remporter la primaire républicaine et allait accéder à la présidence pour un premier mandat, Amis envisage le cas sous l’angle de la maladie mentale. Il se base principalement, pour établir son diagnostic, sur la lecture des livres signés par le candidat. Après avoir décrit la manière dont l’agent immobilier s’y prenait pour racheter des logements à bas prix, il écrit : « Trump a le nez pour renifler les corps plus assez forts ni agiles pour éviter la prédation. Il a usé de la même tactique avec l’usine à gaz qu’est devenu le Grand Old Party, dont les salariés ne l’ont pas vu venir alors qu’il s’infiltrait parmi eux, et dont aujourd’hui il chevauche les ruines. La question est : peut-il faire la même chose avec la démocratie américaine ? » Vu du point temporel où nous nous situons, nous sommes en mesure de répondre par l’affirmative. 

jeudi 12 juin 2025

PUBLICATION


 STOP !Le dernier numéro tout nouveau tout frais du magazine du GFIV vient d'être mis en ligne. 20 pages d'art et de littérature pat Jane Sweet, Bill Térébenthine et votre cher Joe. Pour recevoir ce précieux cadeau chez vous il vous suffit de cliquer sur ce lien. Comme par magie, ce numéro apparaitra sur l'écran de votre ordinateur ou de votre téléphone.  

Avec Nabokov

 

Je me souviens avoir commencé par Lolita sur les conseils d’une fille à qui je venais de raconter le scénario de ma bande dessinée. J’avais 24 ans, des projets grandioses, et je travaillais comme veilleur de nuit dans un hôtel pour payer les pâtes et les cigarettes. Le roman de Nabokov m’avait aidé à tenir jusqu’au bout de la nuit derrière mon bureau de la réception. J’attendais ce moment. Et puis il y eut la période Ada ou l’ardeur qui fut assez longue (le roman est épais et je lis lentement). J’ai le souvenir d’une narration virtuose d’une liberté folle dans laquelle j’aimais me perdre. En ce moment, je lis avec un grand plaisir La vraie vie de Sebastian Knight, son premier roman en anglais. Le récit est une mise en abîme de la situation de Nabokov en tant qu’écrivain au moment de l’écriture du livre. En gros, le narrateur veut écrire sur Sebastian Knight, son demi-frère qu’il a peu connu et dont il admire les romans. Nabokov se plait à mettre en place une machinerie sophistiquée avec extraits des œuvres, témoignages contradictoires de ceux qui l’ont connu, critique d’une biographie médiocre et enquête sur les lieux où a vécu le sujet des recherches. C’est élégant, drôle, brillant, et d’une grande beauté. 

mercredi 11 juin 2025

L'éternel retour


Ce matin, après avoir lu un poème de Carver où il était question d’une araignée, j’ai repensé à celle qui apparaît régulièrement dans mon évier depuis quelques semaines. Je l’évacue à chaque fois en faisant couler de l’eau et finit toujours par réapparaitre après quelques jours. Elle doit s’arrêter au niveau du siphon puis remonter. Mais je n’ai pas envie de penser aux tuyaux d’évacuation. Je préfère la considérer comme une apparition, ce qu’elle est lorsque je la découvre immobile à côté de la cuvette. Je pourrais l’extraire et la libérer dans le jardin. Quelques verres d’eau et, prise dans un petit tourbillon, elle glisse en douceur dans les canalisations. Je l’ai revue hier en rentrant des courses. Elle est intacte. Les séjours dans les profondeurs ne semblent pas lui nuire. J’ai l’impression qu’un début de complicité s’installe entre nous. Ce n’est pas plus absurde que de devenir ami avec une IA.