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Bill Térébenthine |
G-0C9MFWP390
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Bill Térébenthine |
— La manière que tu as de te
précipiter dans ton fauteuil dès que tu en as l’occasion pour te plonger dans
ton livre a quelque chose de désobligeant.
— Les
discours qui prétendent encourager la lecture sont des faux semblants. Les
lecteurs ont toujours dû se cacher pour s’adonner à leur plaisir.
— Pourrais-tu me dire ce qu’il y a de si captivant dans ce que tu lis en ce moment ?
— Je ne suis pas critique
littéraire mais je peux te lire un passage de ce roman de Nabokov. Nous sommes
près de la fin. Le narrateur a reçu un télégramme lui annonçant que Sebastian
Knight est sur le point de mourir. Il s’est précipité dans un train pour se rendre sur place, à la campagne.
Extrait : « Parmi les nuages beige, il y en avait un couleur chair,
et, dans le solitude tragique des champs dénudés, les plaques de neige en dégel
se coloraient d’un rose mat. Une route surgit et glissa durant une minute le
long du train, et juste avant qu’elle ne disparût à un tournant, on vit un
homme à bicyclette y zigzaguer parmi la neige et la fange et les flaques. Où
allait-il ? Qui était-il ? Personne ne le saura jamais. »
— Et ?
— Quand je tombe sur un passage
comme celui-ci, j’imagine Nabokov peaufinant sa description sur l’une de ses
fameuses fiches jusqu’à obtenir la clarté et la précision souhaitée. Je précise
que ce trajet en train est présenté par le narrateur comme particulièrement
pénible, le wagon est bondé, les voyageurs sentent mauvais et il craint
d’arriver trop tard à destination.
— Et si nous instaurions un
nouveau rituel. Tu me lirais de temps en temps un passage que tu as
particulièrement apprécié.
— Validé.
Je me souviens avoir commencé par
Lolita sur les conseils d’une fille à
qui je venais de raconter le scénario de ma bande dessinée. J’avais 24 ans, des
projets grandioses, et je travaillais comme veilleur de nuit dans un hôtel pour
payer les pâtes et les cigarettes. Le roman de Nabokov m’avait aidé à tenir
jusqu’au bout de la nuit derrière mon bureau de la réception. J’attendais ce
moment. Et puis il y eut la période Ada
ou l’ardeur qui fut assez longue (le roman est épais et je lis lentement).
J’ai le souvenir d’une narration virtuose d’une liberté folle dans laquelle j’aimais
me perdre. En ce moment, je lis avec un grand plaisir La vraie vie de Sebastian Knight, son premier roman en anglais. Le
récit est une mise en abîme de la situation de Nabokov en tant qu’écrivain au
moment de l’écriture du livre. En gros, le narrateur veut écrire sur Sebastian
Knight, son demi-frère qu’il a peu connu et dont il admire les romans. Nabokov
se plait à mettre en place une machinerie sophistiquée avec extraits des œuvres,
témoignages contradictoires de ceux qui l’ont connu, critique d’une biographie
médiocre et enquête sur les lieux où a vécu le sujet des recherches. C’est
élégant, drôle, brillant, et d’une grande beauté.
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Jules Barbey d'Aurevilly |
Dans la première nouvelle des Diabolique, un narrateur se souvient d’une jeune fille qu’il avait rencontrée chez des gens qui lui louaient une chambre. Ils la lui présentèrent comme leur fille. Plus que sa beauté, ce qui frappa fortement le jeune homme de 17 ans à l’époque fut « l’air qu’elle avait » (c’est moi qui souligne). « Une espèce d’air impassible, très difficile à caractériser. » Cet air « qui la séparait non pas seulement de ses parents, mais de tous les autres, dont elle semblait n’avoir ni les passions, ni les sentiments, vous clouait... de surprise... sur place. » Cet air « n’était ni fier, ni méprisant, ni dédaigneux, non ! mais tout simplement impassible, car l’air fier, méprisant, dédaigneux, dit aux gens qu’ils existent, puisqu’on prend la peine de les dédaigner ou de les mépriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement : « Pour moi, vous n’existez même pas. »
Dans la série « Découvrons les vieux livres qui trainent dans la bibliothèque », aujourd’hui : Les Diaboliques de Jules Barbey d'Aurevilly. Après avoir contemplé l’illustration de couverture (le nom de l’artiste n’apparait pas), commencer par enfoncer son nez entre les pages du livre entrouvert. Le parfum qui vous assaille est lourd, puissant. Il faut faire un effort pour s’en arracher tant sa force d’attraction semble vous entrainer vers des passés lointains. Les pages jaunies sont à manipuler avec une infinie précaution. L’une d’entre elles s’est déjà détachée. Cette fragilité et l’attention qu’elle implique donnent aux séances de lecture l’aspect d’un rituel secret parfaitement adapté à cet écrivain. Julien Gracq rappelle dans sa préface la haute personnalité du dandy. Il prévient le lecteur qui doit se laisser emporter par ce conteur à forte personnalité dont le style chevaleresque imprègne chacune des nouvelles qui composent le livre.
Dans un court essai sur le roman,
Maupassant déclare que l’écrivain réaliste ne peut pas « tout raconter ».
« Il faudrait alors un volume au moins par journée pour énumérer les
multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. »
Pour illustrer la nécessité de faire des choix, il prend l’exemple des
accidents. Beaucoup de personnes en meurent chaque jour. « Mais
pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d’un personnage principal, ou
le jeter sous les roues d’une voiture, au milieu d’un récit, sous prétexte
qu’il faut faire la part de l’accident ? » Je pense que ce serait une
excellente idée. Imaginons une scène de film ou de roman. Le personnage
principal est en train de parler avec un autre personnage. Soudain, il s’écroule
au milieu d’une phrase. Paf. Une balle perdue. Le tir d’un chasseur si les
personnages se promènent dans les bois ou bien un règlement de compte entre
bandes rivales s’ils marchent dans les rues d’une ville.
J’apprécie
particulièrement, dans J’écris l’Illiade, la proximité naturelle avec les dieux. Comme ça, sans préliminaires ni emphase, sans invocation
occulte et surtout rien de religieux. Le monde d’avant (le vrai), comme si les
siècles de monothéisme avaient compté pour du beurre. Et avec une grande
inventivité, comme lorsque nous sommes entrainés dans les pas d’Actéon. Le
récit mythologique, je l’avais découvert avec le tableau de François Clouet
intitulé « Le bain de Diane » exposé au Musée des Beaux-Arts de
Rouen. Michon le connait de l’intérieur ; il y était. Et il sait comment
les choses se sont passées. Contrairement à ce que raconte la légende, la
déesse pudique n’a pas été surprise dans sa nudité par le chasseur curieux. Ce
qui s’est joué entre eux deux relève de la complicité silencieuse, un échange
visuel du type exhibition/voyeurisme. La déesse étant allée trop loin dans le
plaisir pris à ce jeu, on comprend mieux la violence avec laquelle elle a
châtié son complice.
Avec Pierre Michon cuvée 2025, on
a à la fois une écriture qualité supérieure et du sexe. Des pages lyriques pour
décrire le remplissage d’une locomotive à vapeur lors d’une halte de nuit en
rase campagne. Le bras de la citerne au-dessus de la locomotive dont le moteur
tourne au ralenti en laissant échapper des bruits évocateurs devient alors, dans
la prose fiévreuse de Michon, une métaphore excitante de l’acte sexuel. Des
pages lubriques dans lesquelles le jeune narrateur s’abandonne dans un
compartiment avec une brune qui jouit en criant Mamma Mia. On enchaine avec le vieil Homère rêvant de la très désirable
Hélène, prostituée sublime, qualifiée de « chair à dieux ». Puis
soudain, au détour d’un souvenir, on tombe sur cette phrase : « L’homme est une machine de
guerre ; dès qu’il vous rencontre, il note avec soin les points faibles de
votre citadelle. » Le reste est souvent de ce niveau. On pense à Salammbô
plus d’une fois, ce qui donne une idée du niveau. On se prend à s’inquiéter
pour les prochaines lectures qui risquent de paraître fadasses. Mais c’était
déjà le cas avec Jim Thompson. Tous les bons livres, en fait.
François Angelier, l’homme de Mauvais genre, trouve le réel «
d'un ennui sombre, tragique, bloqué, totalement sans intérêt » et il a
bien raison. Pour prendre un exemple au hasard, qu’y-a-t-il de plus borné et
prévisible qu’un agent immobilier ? Bref, le réel nous gonfle sérieusement
et le fait de le scénariser sur le modèle des mauvaises séries puis de le
diffuser non-stop sous forme d’info-spectacle n’y change rien. Ce sera toujours
« d'un ennui sombre, tragique, bloqué, totalement sans intérêt ». Heureusement,
on peut lire des nouvelles de Maupassant tendance fantastique et se laisser
entrainer du côté de cet « inconnu qui est derrière le mur, derrière la
porte, derrière la vie apparente ».
Si on me demandait ce que j’ai
fait de ma semaine ? A part être assommé par une grippe (ou un covid
grippal), j’ai commencé la lecture de A
tombeau ouvert, un polar de Paul Cain cité par Manchette comme l’un de ses
préférés parmi les classiques de la Série Noire. On comprend vite pourquoi. Le
style purement « behavioriste » est ici utilisé avec une grande
rigueur. On chercherait en vain la moindre notation psychologique, la moindre évocation
des émotions ou de la vie intérieure des personnages. Et c’est très beau.
A la fin du fort bien titré Derrière les lignes ennemies, dans un
dernier entretien de 1993, après avoir expliqué que la mort de Gérard Lebovici
l’avait « chagriné », Manchette reconnait avoir été également
inconsolable d’avoir « raté » Robert Bresson qu’il a failli écraser
alors que le cinéaste traversait le boulevard Henri-IV avec une baguette sous
le bras. « Je ne l’ai pas tué parce que je ne l’avais pas reconnu. On me
doit les six derniers films de Bresson. » L’entretien, qui se tient dans
un hôpital psychiatrique, se termine par cette phrase qui « se comprend de
soi-même » : « Je préfère être fou comme je suis que normal
comme Pasqua. » (On pourra remplacer le nom de cette canaille par
n’importe quel malade au pouvoir qui occupe notre palpitante actualité).
Elle était tout en
longueur ; longues jambes osseuses, longs poignets frêles, longues mains
décharnées. Une de ces femmes tout d’une venue qui évoquent irrésistiblement le
tuyau de poêle, sauf pour ce qui concerne la chaleur. Droite, distante. Myope
et asthmatique.
Telle était Constance Wakefield.
Je ne l’ai pas encore cataloguée
et je doute jamais y réussir. Je ne peux affirmer, de façon absolue, s’il
s’agissait simplement d’une femme cupide et naïve ou, carrément, d’un maître
chanteur. »
Et un peu plus loin :
« Elle portait deux paires
de lunettes, l’une sur l’autre. Sous les verres, ses yeux exorbités
ressemblaient à des huîtres nageant dans leur eau. »
Jim Thompson, Monsieur Zéro
Quelque part sur la toile,
quelqu’un a écrit que ce roman était un chef-d’œuvre. Je ne suis pas loin de le
penser.
Patrick Eudeline, Perdu pour la France (Editions Séguier).
Lecture régressive. J’assume. Le gars est un peu frimeur. Un rocker cabossé avec
des principes et qui sait raconter honnêtement des anecdotes de papy rock. Comme
nous avons un certain nombre de goûts et de rêveries en commun, cela fait de
lui une sorte de double qui a eu le courage de vivre jusqu’au bout les
fantasmes que générait la lecture de la presse spécialisée chez les gamins des
années 70. Mais le meilleur du livre, ce ne sont pas les mésaventures d’un
junkie rencontrant d’autres toxicomanes plus ou moins célèbres (Syd Vicious,
Nico ou Anita Pallenberg). Les passages les plus réussis se trouvent du côté
des passages à vide, comme lorsque l’auteur devenu SDF descend sur la côte
d’azur armé d’une guitare sèche et d’une casquette pour faire la manche chez
les touristes.