G-0C9MFWP390 Joe Legloseur CARNET: mars 2025

lundi 31 mars 2025

L'art du portrait


 « Constance Wakefield... La quarantaine, un mètre soixante-dix ; dans les cinquante kilos.

Elle était tout en longueur ; longues jambes osseuses, longs poignets frêles, longues mains décharnées. Une de ces femmes tout d’une venue qui évoquent irrésistiblement le tuyau de poêle, sauf pour ce qui concerne la chaleur. Droite, distante. Myope et asthmatique.

Telle était Constance Wakefield.

Je ne l’ai pas encore cataloguée et je doute jamais y réussir. Je ne peux affirmer, de façon absolue, s’il s’agissait simplement d’une femme cupide et naïve ou, carrément, d’un maître chanteur. »

Et un peu plus loin :

« Elle portait deux paires de lunettes, l’une sur l’autre. Sous les verres, ses yeux exorbités ressemblaient à des huîtres nageant dans leur eau. »

Jim Thompson, Monsieur Zéro

Quelque part sur la toile, quelqu’un a écrit que ce roman était un chef-d’œuvre. Je ne suis pas loin de le penser.

samedi 29 mars 2025

Rues vides


 Dessin : Bill Térébenthine

Lu dans la presse locale : deux boutiques, une de vêtements féminins et l’autre de jouets, ferment dans le centre-ville. Les commerçants concernés font un constat amer : les rues autrefois pleines de monde sont aujourd’hui désertes. « Les gens restent chez eux », constate l’épouse du marchand de jouets. Le phénomène est relativement inexpliqué, personne ne s’est encore penché dessus pour en éclairer les causes. Dans les rues vides, le badaud, ce promeneur « curieux de tous les spectacles de la rue et qui s'attarde à les regarder »* va se faire de plus en plus rare. Il paraîtra suspect. Ne resteront que ceux qui n’ont pas le choix : les propriétaires de chiens (dont je suis). 

* Le Larousse


vendredi 28 mars 2025

Pause vitale


 Il y a des moments où l’on a envie de ne rien faire. Ce ne sont pas les plus désagréables. Trouver un coin à l’écart, une planque bien tranquille dans un endroit abandonné. Penser à amener de la lecture. Et là, à l’abri des regards, sans l’obligation d’écouter, de répondre quelque chose, de faire preuve d’esprit de temps à autre, sans aucune forme de contrainte extérieure, se reposer pour de bon. Ecouter les bruits de la rue, regarder par la fenêtre, avancer un peu dans un roman de la Série Noire. Puis, lorsque ces précieuses minutes ont fait leur effet, se lever pour retrouver les autres et s’éloigner en fredonnant une chanson des Kinks.

jeudi 27 mars 2025

Le temps intérieur


 Je ne me réfugie pas dans le passé. Premièrement, c’est impossible. Mais surtout, je n’ai rien à fuir. Je me tiens au courant. Comment faire autrement ? Je note que le chef des armées (article 15 de la constitution) n’est pas venu à la barre défendre notre Gégé national. Je parcours les titres en écoutant une playlist millésimée 1980*. Il s’agit d’un détail important. La musique m’entraine ailleurs, à la recherche d’un point probablement introuvable qui se situerait à équidistance entre ici et hier. J’ajouterai pour faire bonne mesure que je ne m’interdis pas quelques incursions vers un futur subrepticement entrevu. J’appelle ça une approche quantique de la réalité.

* Pour la restauration rapide, les bagnoles électriques et les réseaux sociaux, le boycott ne devrait pas poser de problème. En revanche, je déclare forfait pour la musique, les livres et les films.

mercredi 26 mars 2025

1975 (suite)

 

Tel un artefact descendu de l’espace, un nouveau trimestriel de bande dessinée apparut un matin. Il y en avait une petite pile près de la caisse de la librairie-papeterie en face du lycée. On prenait un exemplaire entre les mains, on le feuilletait avec curiosité. Sur la couverture, un monstre signé Moebius nous montrait les crocs en hurlant (ou en aboyant) dans notre direction. Après quelques BD en noir et blanc, les premières pages d’ARZACH faisaient une forte impression. On restait un instant subjugué par une forme inconnue de poésie visuelle. Puis on reposait le magazine sans l’acheter. Trop cher. Trop nouveau. Trop beau. Un peu plus tard, nous allions nous y plonger longuement.


mardi 25 mars 2025

"Nous sommes en guerre."

 

"Je dis ça de manière tranchée. Mon existence est envahie par les rapports marchands, par les marchandises. Je suis personnellement attaqué très violemment par le monde marchand. J’ai pu échapper au salariat (en tant que prof). Je pars du côté de l’écriture en me disant : « Je vais fonctionner pour moi. » Constat : je suis assiégé. Faut que je trousse mes intrigues pour que ce soit plus facilement achetable par le cinéma, ou pour que je puisse manger. Je dois me soucier du prix du pain. En même temps j’avais essayé d’échapper à ça." 

Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemiesEntretiens 1973-1993

Entretien publié dans Révolution, 1983

lundi 24 mars 2025

Lu

Patrick Eudeline, Perdu pour la France (Editions Séguier). Lecture régressive. J’assume. Le gars est un peu frimeur. Un rocker cabossé avec des principes et qui sait raconter honnêtement des anecdotes de papy rock. Comme nous avons un certain nombre de goûts et de rêveries en commun, cela fait de lui une sorte de double qui a eu le courage de vivre jusqu’au bout les fantasmes que générait la lecture de la presse spécialisée chez les gamins des années 70. Mais le meilleur du livre, ce ne sont pas les mésaventures d’un junkie rencontrant d’autres toxicomanes plus ou moins célèbres (Syd Vicious, Nico ou Anita Pallenberg). Les passages les plus réussis se trouvent du côté des passages à vide, comme lorsque l’auteur devenu SDF descend sur la côte d’azur armé d’une guitare sèche et d’une casquette pour faire la manche chez les touristes. 

 

samedi 22 mars 2025

Lost in the web

Sur les réseaux sociaux appartenant à des trumpistes et que j’ai quittés, les contacts ressemblent à un cercle amical élargi avec un tout petit noyau de gens qui interagissent régulièrement. C’est assez chaleureux mais également limité et étouffant (un peu comme une famille). Lorsque qu’une situation commence à être trop bien installée, je m’arrange toujours pour fuir et recommencer à zéro ailleurs, comme un parfait inconnu. J’aime être anonyme. Ici je suis servi. Parmi les visiteurs, il y en a qui ont tout l’air d’être de ces robots qui scannent systématiquement le web. A la recherche de quoi ? Nul ne sait. Lorsqu’il s’agit de pays en guerre d’une manière ou une autre, on peut légitimement soupçonner ces robots d’appartenir à des services de renseignement. Coucou les espions !

 

 

jeudi 20 mars 2025

Principe de base


 Ne jamais entamer un dialogue avec un robot. Cela vous privera d’accès à certains services du type réclamations en ligne. De toute manière les robots sont paramétrés pour se débarrasser de vous à l’usure. Leur mission est de protéger les êtres humains qui se planquent derrière, au-delà du barrage. Ils vous bombardent de questions stupides jusqu’à ce que vous finissiez par vous lasser. Ce dispositif de pseudo dialogue truqué présente de nombreux avantages évidents pour les entreprises et les administrations ; il est appelé à se généraliser. Il faut choisir dès maintenant si oui ou non on accepte d’entrer dans le jeu.

mercredi 19 mars 2025

Explication scientifique

 

Il parait que je suis irritable

Que je m’énerve facilement

On me dit que c’est peut-être

A cause du Covid long

Pourquoi pas, dis-je

Les scientifiques

N’y comprennent rien

On manque de recul

Disent-ils

J’accepte l’hypothèse

Qui fournit une vague excuse

A mes mouvements d’humeur

Alors que c’est juste ce monde

Qui est de plus en plus

Enervant


mardi 18 mars 2025

Je lis Montaigne


 Discrètement. En commençant par le Livre I. Jusqu’à présent, j’avais un peu de mal à entrer dans ce texte entrecoupé de citations, rédigé dans une langue qui semblait opaque, dont des passages entiers restaient hermétiques. Je le lisais le soir avant de m’endormir. Cela fonctionnait très bien pour piquer du nez, moins pour déclencher des réflexions philosophiques stimulantes. Et puis il y a eu l’essai  De la solitude. Révélation. J’y trouvai noir sur blanc et parfaitement développé ce que j’avais tenté d’écrire ici ou là à propos de la retraite, du retour à soi, du détachement des liens qui nous relient à la société. Savoir être à soi. La plus grande chose du monde. Certainement une évidence pour les familiers de l’écrivain. Il n’empêche que ces pages m’enchantent et me rendent impatient de découvrir la suite.

lundi 17 mars 2025

Les choses qu’on aurait eu du mal à imaginer en 1975


 A peu près tout ce qui fait l’ordinaire de nos journaux d’information aurait paru totalement probable. Nous nous serions demandé ce que nous pouvions avoir raté pour que tout parte en sucette ainsi ? Les mobilisations pour le Larzac, contre l’armée et les guerres, contre le nucléaire, pour la paix, les manifs à vélo avec Mouna, les chants de combat, de révolte et d’espoir entonnés par Béranger et autres chanteurs qu’on écoutait lors des fêtes organisée par la presse gauchiste, tout cela n’avait donc mené nulle part ? Tout ce que nous rêvions de voir disparaitre renforcé jusqu’à la caricature ? Finalement, ceux qui se sont montrés visionnaires sont arrivés un tout petit peu plus tard ; ils chantaient qu’il n’y avait pas de futur, que le monde était haine et guerre et qu’ils étaient « so bored with the USA ». 

 

samedi 15 mars 2025

1975 (suite)


 Pour essayer de se remettre dans le contexte, il faut d’abord se souvenir qu’au milieu des années 70 beaucoup d’individus de sexe masculin avaient les cheveux plus ou moins longs. Chez les jeunes, c’était une norme. J’avais des cheveux ondulés et bruns dans le genre Marc Bolan ou Julien Clerc (deux chanteurs que j’appréciais). Rien de particulier du côté de la tenue. J’adoptais le style baba cool qui allait bientôt être dénigré puis renié avec l’arrivée des punks. Le contexte politique ? Giscard venait d’être élu. Certaines couvertures de Charlie Hebdo accrochées au mur de ma chambre moquaient le fringuant nouveau président.

vendredi 14 mars 2025

Karma instantané

 

Une publication scientifique que Trump aurait adoré censurer. Elle concerne les effets sur la santé du régime végétarien. La liste des maladies évitées lorsqu’on ne mange pas de viande et de poisson est tellement longue qu’il est préférable de la consulter en ligne. Signalons qu’on ne parle ici que de la santé. Le viandard ne se contente pas de bousiller son organisme. C'est la dure loi du karma. En entretenant la consommation de cadavres d’animaux, il participe à la déforestation, à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, à la pollution des cours d’eau (à l’origine, par exemple, des algues vertes en Bretagne). Et l’on passe sur la souffrance animale qui ne semble pas poser de soucis aux amoureux des toutous et des minous.


jeudi 13 mars 2025

50 ans après


 J’aimerais écrire sur l’année 1975. L’idée de le faire un demi-siècle plus tard me plait bien mais c’est loin. Au moment de m’y mettre, je réalise que les images sont floues. Jusqu’à l’été, il ne s’est rien passé de marquant. J’allais au lycée et j’écoutais religieusement mes disques. De mémoire, Blood on the TracksTonight’s the Night, Y’a une route. Je parle de ceux qui venaient de sortir, dont j’avais lu une critique suffisamment excitante pour donner envie de l'acheter. Il y en a plein que j’ai ratés par manque d’argent de poche et que j’ai découverts beaucoup plus tard comme  Coney Island Baby ou Young Americans. A part la musique, la lecture de Charlie Hebdo, il me semble qu’il ne se passait pas grand-chose de marquant. 

mercredi 12 mars 2025

Expérience extrême

 

Pour des raisons indépendantes de ma volonté, je suis resté déconnecté pendant trois jours. Pas d’ordinateur, de smartphone. Rien que du papier, des stylos, des livres et un piano. Je me suis retrouvé exactement dans l’état où j’étais lorsque j’étais interne dans un collège en préfabriqué entouré de champs de betteraves. Qu’est-ce qu’on s’ennuyait. Le soir surtout. Une fois par semaine, on avait droit à une soirée télé avec Les dossiers de l’écran. Le reste du temps, il fallait meubler des tunnels interminables d’heures de permanence et de récré. L’ennui était omniprésent, il imprégnait chaque moment nos existences. Pendant cette séquence de sevrage numérique, j’étais à la fois troublé et plutôt content de le retrouver.


samedi 8 mars 2025

Le monde des séries


Je commence à me lasser de ce cirque. Passés les coups de théâtre des premiers épisodes, depuis le crescendo qui a conduit à « Massacre à la Maison Blanche », la série en cours commence déjà à s’essouffler. On a compris le plot : une sorte de Joe Dalton en plus gros est élu à la tête de l’Amérique ; il a tous les pouvoirs et peut semer le chaos et la destruction dans le monde entier sans rencontrer d’obstacle. Problème : les personnages principaux sont des bourrins tellement caricaturaux et grotesque, tellement givrés qu’ils en deviennent prévisibles dans leurs délires. Cela manque cruellement de subtilité et d’ambigüité.  

vendredi 7 mars 2025

Et toujours en chansons


 J’y reviens toujours

Cette fois par un chemin détourné

En écoutant Joan Baez

Chanter Pauvre Rutebeuf

J’y reviens toujours

Les chansons qui passaient à la radio

Celles que j’aimais à 13 ans

Puis à tous les âges

Celles qu’on chantait assis par terre

Autour d’une guitare

Celles qui remuaient nos blessures

Et celles qu’on fredonnait

Qui nous rendaient légers

Tu peux te moquer

J’y reviendrai toujours

 

jeudi 6 mars 2025

Lecture

 

Le soir, avant de plonger dans le monde des rêves, je lis quelques pages du livre qui se trouve sur la table de nuit, en ce moment Jacques le Fataliste et son maître. J’apprécie le dépaysement qui rend les premières approches un peu difficiles. Puis, à mesure qu’on se familiarise, on se prend à aimer la liberté débridée de Diderot, son humour irrespectueux, son jeu avec les règles de narration, la manière dont il s’amuse à déjouer les attentes du lecteur auquel il s’adresse directement.


mercredi 5 mars 2025

Dans le monde du roman noir

 


« Le roman noir à l’américaine parle d’un monde complètement dominé par le capital, où les salauds sont au pouvoir (interpénétration de la politique, du gangstérisme et de la police). Il raconte donc des histoires qui n’ont plus pour fin le rétablissement de l’ordre (...), parce que l’ordre qu’ils décrivent est irrémédiablement mauvais. Et ils sont noirs parce que personne, pendant cette période, ne voit comment sortir de ce merdier. » Le roman noir évoqué par Manchette commence dans les années 20 et son âge d’or se termine dans les années 50. La description m’a fait terriblement penser à notre époque avec toutefois une différence importante : ce qui se passait au niveau d’une ville dans les romans de Chandler ou Hammett se déroule aujourd’hui à l’échelle de pays entiers et est retransmis en live selon les lois du spectacle. 

mardi 4 mars 2025

Croyance

On a l’impression que chaque fois que vous vous engagez à prendre une position vous l’atténuez par l’ironie ou par le sarcasme.

Toujours. Parce que je n’y crois pas.

Mais à quoi croyez-vous ?

Mais à rien ! Le mot « croyance » est une erreur aussi. C’est comme le mot « jugement ». Ce sont des données épouvantables sur lesquelles la Terre est basée. J’espère que, sur la Lune, ce ne sera pas comme cela !

Vous croyez à vous, tout de même ?

Non.

Même pas ?

Je ne crois pas dans le mot « être ». Le concept être est une invention humaine.

 

Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne

 

lundi 3 mars 2025

Posture


 Il y a ceux qui déclarent vouloir se couper de « l’info » jugée trop anxiogène (il faut admettre qu’elle n’est pas très relaxante). Ils disent en profiter pour se recentrer sur les valeurs essentielles : lecture au coin du feu, potage familial, immersion dans ce qu’il reste de nature. Je ne peux m’empêcher d’être dubitatif. Je ne vois pas bien comment installer un barrage hermétique et empêcher les échos du monde extérieur d’entrer par un bout, mais peut-être que je m’y prends mal. Cette indifférence affichée me fait penser ceux qui déclaraient « ne pas faire de politique » alors qu’il n’y avait pas besoin de creuser longtemps pour découvrir qu’ils étaient en fait bien à droite. Mais aujourd’hui, pourquoi se cacher ?

samedi 1 mars 2025

Où sont passés les dieux ?

 

Textes débiles moulinés par l’IA, passage à la voiture électrique et retour des nazis : ces derniers temps on nous demande de fournir un important effort d’adaptation. J’avais déjà du mal avant, là je crois que ça devient mission impossible. Des raisons d’espérer à plus ou moins long terme ? Il y a d’abord l’effet balancier. Souvenons-nous qu’après la frénésie consumériste des années 50 il y eut la génération Beat puis les Hippies. Certes, il est vrai que depuis les années 80, on attend en vain une réaction à la hauteur du développement du capitalisme. L’autre lueur d’espoir repose dans les croyances de l’Antiquité telles qu’elles sont réapparues à la Renaissance et dont on trouve un écho chez Montaigne : une apologie de la modération et une condamnation de l’excès dans tous les domaines. Qu’attendent les dieux pour revenir châtier les mortels qui se livrent aux excès de l’hybris ?